Discours fondateur

Discours fondateur


Texte de l’exposé d’André ABEILLE
lors de l’Assemblée Générale de présentation
du 11 juin 2002

André Abeille 4La notion de pensée-libre est de tous les temps. Depuis que l’homo erectus est devenu l’homo sapiens, et même l’homo sapiens-sapiens, il y a eu des gens qui ne pensaient pas comme la majorité des autres, et c’est normal, n’y a-t-il pas une immense diversité dans la nature? Et surtout il y a eu partout des hommes et des femmes qui ne pensaient pas comme l’auraient souhaité leur roi, leur empereur, leur sultan, leur chef militaire, religieux…

Chez les Grecs, pays aux mille dieux, en affirmant « Que l’homme est la mesure de toute chose », Protagoras apparaît peut-être comme l’inventeur de la laïcité.

Lucrèce ne se contente pas de chasser la peur et démontre que l’univers est régi par des lois résultant de la « Nature des choses » et à propos du sacrifice d’Iphigénie il s’élève contre l’inhumanité de la religion de son époque.

Chez les Romains, Virgile, malgré sa piété, félicite Lucrèce d’avoir tué « toutes les peurs » et envie dans les Géorgiques « celui qui a pu connaître les causes des choses ». Et les prêtres se taisent !

L’athéisme est même toléré, souvent sont gravées sur les tombes les initiales : N F F N S N C pour « NON FUI, FUI, NON SUM, NON CURO », c’est à dire : « je n’existais pas, j’ai existé, je n’existe plus, je m’en moque. »

Pourtant deux religions ne bénéficient pas de cette tolérance. Ne considérant pas l’Empereur comme divin et ne lui rendant pas hommage en ce sens, Juifs et Chrétiens sont tenus comme rebelles et athées !

Le courage, le martyre des premiers Chrétiens qui choisissent de mourir pour leurs idées, leur dynamisme, leur force de conviction apporte en 313 la promulgation par l’Empereur Constantin du premier grand texte laïque connu sous le nom de l’Édit de Milan, « Retenant avec soin tout ce qui peut être utile au bien et à la paix publique, nous avons cru qu’il fallait régler avant tout ce qui concerne la révérence due à la divinité pour donner aux Chrétiens et à tous, la libre faculté de suivre la religion de leur choix ».

Hélas, cet équilibre réalisé se rompt rapidement, les persécutés d’hier vont devenir pour longtemps des persécuteurs, les Chrétiens pensent que les routes autres que les leurs sont des routes de perdition.

En 325, le concile de Nicée condamne l’arianisme.

En 408 un texte interdit toute discussion en matière religieuse.

Clovis contre les Aryens, Charles Martel contre les Musulmans et Charlemagne contre les Saxons sont les champions de la chrétienté.

Puis les conflits sont internes à la chrétienté, ce sont les hérésies : les Albigeois, les Monachistes, les Cathares, les Apostoliques ne pensent pas comme le clergé tout puissant. Et, en toile de fond, c’est l’inquisition et le massacre des hérétiques. Ensuite vient la Réforme protestante avec Luther et Calvin qui ne sont pas tendres non plus : comme athée Étienne Dolet est brûlé place Maubert et Calvin, pour ne pas être en reste, fait brûler à Genève « l’hérétique » Michel Servet.

Cependant, la Réforme protestante propage les discussions religieuses et suscite le libre examen, père du rationalisme. Mais pour les Protestants, comme pour les Catholiques, la vérité est révélée, et la Bible contient cette révélation.

Je ne me lancerai pas dans la longue litanie de toutes les guerres de religion qui firent tant le morts et apportèrent tant de souffrances à nos ancêtres.

Je préfère citer quelques points positifs : – L’Édit de Poitiers de 1577, édit de tolérance. – L’Édit de Nantes en 1594, le protestantisme français est officiellement reconnu, – Sa révocation en 1685, par Louis XIV relance persécutions ou dragonnades. Les Protestants sont obligés de se réfugier « au désert », dans le Sud-Ouest.

Enfin, peu de temps avant la Révolution de 1789, Louis XVI prend un nouvel édit de tolérance en faveur des Protestants et des Juifs.

Après ces siècles de guerres fratricides, ces alternatives de périodes de tolérance et d’intolérance, revenons un peu sur le mouvement des idées.

Citons quelques écrits de philosophes, de savants ou d’hommes d’Église :

Michel de l’Hospital nous dit, parlant des Protestants, après l’édit de pacification d’Amboise, 1555, « Le roi leur donne une liberté de conscience, ou plutôt, il leur laisse la conscience en liberté, on a arrêté des longtemps qu’il est nécessaire de laisser en paix les esprits et les consciences des hommes, comme ne pouvant être ployés par le fer ni par la flamme, mais seulement par la raison qui domine les hommes ».

Montaigne, dans le passage célèbre de « L’institution des enfants », pose le principe d’un œcuménisme laïque : « Qu’il lui fasse (le maître et l’enseignement bien sûr) tout passer par l’étamine, et ne loge rien en sa tête, par simple autorité et à crédit… qu’on lui propose cette diversité de jugement, il choisira s’il le peut, sinon il demeurera en doute. Car à dit Dante « Non moins que savoir, doute m’agréée » ». Et Montaigne précise « Que sa conscience et sa vertu n’aient que sa raison pour guide… »

Spinoza, philosophe hollandais, reprend les idées que la Renaissance, la Réforme, les Guerres de Religion, avaient fait bouillonner, et il écrit en 1670 le traité théologico-politique, dont je vous cite un passage : « La connaissance révélée ne porte que sur l’obéissance et la soumission. Elle est donc entièrement distincte de la connaissance naturelle, tant par son objet que par ses principes fondamentaux et ses moyens. Ces deux connaissances n’ayant rien en commun, peuvent dès lors exercer leur règne sans se contredire le moins du monde, sans, non plus, qu’aucune des deux doive se mettre au service de l’autre ». Et il conclut : « Chacun doit conserver et la liberté de son jugement, et son pouvoir d’interpréter la foi comme il la comprend ».

Il dessine aussi les bases de la démocratie : « Il devient indispensable que les hommes puissent exercer leur jugement en pleine liberté, pendant que le fonctionnement des rouages politiques, en dépit de la diversité et de l’opposition des opinions réalise la paix ».

Enfin, parlons un peu de Bossuet, le célèbre évêque de Meaux ; il est amusant de retrouver sous sa plume, à côté des louanges à Louis XIV pour la révocation de l’Édit de Nantes, la première affirmation solennelle du bien fondé de la séparation de l’Église et de l’État, car il fut le rédacteur de la déclaration du clergé de France en 1682 : « Saint Pierre et ses successeurs, vicaires de Jésus-Christ et l’Église elle-même n’ont reçu puissance de Dieu que sur les choses spirituelles, qui concernent le salut et non sur les choses temporelles et civiles. Jésus-Christ nous apprenant que son règne n’est pas de ce monde et qu’il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ».

Poursuivons, le XVIIIe siècle, le Siècle des Lumières et de la Révolution de 1789, citons simplement les réflexions des Encyclopédistes à la suite de la condamnation du Chevalier de La Barre qui, pour n’avoir point salué une procession, est condamné pour blasphème. Il dût subir la question ordinaire et extraordinaire, et l’amputation de la langue. Il sera brûlé à « petit feu ».

Rousseau dit : « L’intolérance rend le peuple sanguinaire ». Montesquieu : « L’esprit d’intolérance est un esprit de vertige ». Voltaire : « L’intolérance a couvert la terre de carnage ». Diderot : « L’intolérance est un ensemble de maximes odieuses ». Helvétius : « L’intolérance est l’un des plus cruels défauts de l’humanité ».

Et Voltaire dans son traité sur la tolérance explique « qu’il faut regarder tous les hommes comme nos frères. – Quoi, mon frère le Turc ? mon frère, le Chinois ? le Juif ? le Siamois ? – Oui sans doute, ne sommes nous pas tous des enfants du même père et créatures du même Dieu ». Voltaire qui a des rapports particuliers avec Dieu : « On se salue, mais on ne se parle pas ».

Et voici la Révolution de 1789.

Souvenez-vous que dès le 5 mai, à la réunion des États Généraux, la question essentielle qui se pose est de savoir si le Tiers-état siègera avec la Noblesse et le Clergé. Et c’est non ! Et les votes se feront par ordre, une voix pour chaque ordre et forcément le Tiers-état, toujours battu avec sa seule voix contre les deux du Clergé et de la Noblesse réunis.

Le 13 juin, trois curés passent au Tiers-état « par l’amour du bien public et le cri de notre conscience » disent-ils.

Le 18 juin, le Clergé décide de se joindre au Tiers-État. Peut-être espère-t-il faire la part du feu, mais ne faisons pas de procès d’intention.

Puis c’est la Nuit du 4 août, avec l’abolition des privilèges.

Le 26 août, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, dont l’article 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses, pourvu qu’elles ne troublent pas l’ordre public établi par la Loi ». Citons aussi l’article 11 : « La libre communication des pensées est un droit inaliénable et sacré ».

Évoquons la Constitution civile du Clergé votée le 12 juillet 1790.

Le 18 septembre 1794, la Convention vote un principe dont elle ne mesure peut-être pas toute l’importance et qui est : « La République ne paie ni ne salarie aucun culte ».

Le XIXe siècle fut mouvementé.

Comme l’écrit Victor Hugo « Le siècle avait deux ans, Rome remplaçait Sparte, Napoléon déjà perçait sous Bonaparte ».

Puis c’est l’Empire, Louis XVIII, Charles X, la Révolution de 1830, la royauté de Louis-Philippe, la Révolution de 1848, la IIe République, le coup d’État du 2 décembre 1851, Napoléon III, la guerre de 1870, la IIIe République le 24 mai 1873.

Quelques annotations en ce qui concerne notre sujet :

Le Ministre Guizot, sous la royauté de Louis Philippe oblige les communes à entretenir une école primaire publique de garçons et les départements doivent subvenir à une École Normale d’instituteurs.

En ce qui concerne les DDEN, c’est à cette époque qu’apparaît le nom de Délégué.

En 1847, juste avant la Révolution de 1848, la Libre Pensée s’organise en association.

La loi Falloux du 15 mars 1850 permet à l’Église de créer et de développer ses propres écoles tout en contrôlant entièrement l’instruction publique. Un exemple : dans les Écoles Normales, l’élève-maître devra souscrire l’engagement suivant : « Je verrai toujours dans Monsieur le Curé, le représentant de notre Seigneur, j’aurai grande confiance en lui, je suivrai docilement ses avis… je ne ferai aucune démarche, aucune visite, je ne sortirai pas du village sans sa permission ».

Puis c’est la partie libérale de l’Empire de 1860 à 1870, Napoléon III se brouille avec l’Église sur le problème des nationalités. Victor Duruy devient Ministre de l’Instruction et son programme tient en trois points : 1 / Placer l’Université dans le « large courant des idées et des besoins d’une société nouvelle ». 2 / Développer l’instruction dans toutes les directions. 3 / Contenir « sans persécution ni taquinerie vexatoire, mais par l’application de la loi et surtout par l’essor donné aux écoles laïques, les progrès des dix-huit congrégations enseignantes déjà reconnues et ceux des associations non autorisée ».

La guerre de 1870 est là, Napoléon III est exilé en Angleterre. Une majorité de droite avec des Royalistes Légitimismes, des Royalistes Orléanistes et des Bonapartistes siège à Bordeaux puis à Versailles.

À Paris, le 18 mars 1871 la Commune se dresse contre cette Assemblée. – Le 2 avril elle prend un décret qui prononce la séparation des Églises et de l’État, les budgets des cultes sont supprimés, les biens de l’Église déclarés propriété nationale, mais contrairement à ce qui à été dit, jamais l’exercice du culte ne fut interdit. – Le 12 mai elle publie la Lettre aux Familles. Elle précise « Qu’il faut apprendre à l’enfant à aimer et à respecter ses semblables, lui inspirer l’amour de la justice, lui enseigner qu’il doit s’instruire en vue de l’intérêt de tous. Tels sont les principes de la Morale sur lesquels reposera désormais l’éducation publique communale ».

J’insiste sur ce mot, désormais, car 9 jours après les Versaillais entrent dans Paris et fusillent sans jugement les Communards, 15 000 tués en 7 jours, 36 000 jugés en conseils de guerre, la plupart déportés en Nouvelle Calédonie qui n’en reviendront jamais, la Commune répondant par l’exécution de 74 otages dont 24 prêtres.

La IIIe République est votée à une voix de majorité grâce à l’amendement Wallon le 24 mai 1873.

C’est alors pendant 30 ans un travail législatif considérable qui s’accomplit : – Août 1879 une École Normale de filles par Département. – Juillet 1881 l’École Normale Supérieure de filles de Sèvres est créée. Et toute la législation de l’enseignement primaire public : – 24 mars 1882 l’obligation de la scolarité de 6 à 13 ans et la laïcité. – 30 octobre 1886 la laïcisation du personnel enseignant.

En parallèle aux lois sur l’enseignement, d’autres lois : liberté de la presse, droit de manifestation, liberté d’association de juillet 1901 et séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905.

Nous vivons dans ce cadre juridique depuis près d’un siècle et nous n’avons qu’à nous en féliciter, même si des améliorations sont à apporter.

Nous avons une crainte sérieuse, c’est qu’à la faveur de l’intégration à l’Europe où notre cadre juridique de la Laïcité est une exception, que sous prétexte d’harmonisation on redonne aux religions des pouvoirs sur la vie publique, sur la politique, sur les rouages de l’État, sur la vie civile, dans la cité …

Le Cardinal Poupard sur le thème « Laïcité au Défi de la Modernité » disait récemment : « La religion ne doit plus en France être reléguée dans la sphère du privé, elle doit être appelée par l’État à irriguer toute la sphère du public ».

Nous n’accepterons jamais l’introduction des religions en tant que telles à l’école ou dans la vie publique. Nous pensons que la laïcité qui donne toute liberté aux religions de pratiquer leur culte est suffisante, et, que l’État se doit de protéger cette essentielle liberté de croire ou de ne pas croire.

Et si la laïcité doit rester en Europe la spécificité de notre seul pays, eh bien, cela ne nous gêne pas, la diversité est dans la nature, et c’est une constante universelle.

Pardonnez-moi ce long exposé historique, mais il fallait le faire pour un premier contact.

Vous le savez les Peuples qui oublient leur histoire sont condamnés à la revivre.

Ici nous sommes tous des femmes et des hommes responsables et citoyens.

Et puis nous sommes tous croyants ! Oui, oui ! Les uns croient en un Dieu, qui n’est pas forcément le même pour tous. D’autres en plusieurs Dieux. Certains croient en une vie éternelle, une vie après la mort dans laquelle ils retrouveraient les êtres qu’ils ont aimés. D’autres encore parmi nous croient en l’homme toujours perfectible. D’autres croient en la science pour améliorer la condition de tous les habitants de la planète terre. D’autres croient plus simplement qu’il est inacceptable de voir des enfants par millions mourir de déshydratation et de famine. D’autres croient en différentes philosophies. D’autres croient en un idéal, à des idéaux, à des utopies qui leur permettent de faire des rêves éveillés, car nous en avons tous besoin pour vivre et si les os et les muscles nous tiennent debout, c’est bien les rêves qui nous tirent vers le haut.

Nous sommes tous croyants puisque nous sommes ici !

Peut-être simple différence : il y a les téméraires, les audacieux, les présomptueux qui croient qu’ils savent et les sages qui savent qu’ils croient.

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