Tirons les leçons de l’affaire Ramadan
Article paru dans « Le Monde » du 15 novembre 2017
Pour le philosophe Abdennour Bidar, les élites accordent trop d’attention aux prédicateurs néoconservateurs qui prétendent faire avancer l’islam. Pas assez aux penseurs qui proposent un contre-modèle
L’affaire Tariq Ramadan est atterrante à bien des égards. Comment se fait-il qu’il ait fallu attendre le scandale d’accusations de violences sexuelles pour qu’enfin nos élites s’interrogent sur le personnage ? Depuis quinze ans, j’ai eu plus que le temps de vérifier l’incapacité quasi systématique des médias, de la classe politique, de la plupart de nos » grands » intellectuels à comprendre en profondeur les questions posées par l’islam. Cette intelligentsia se signale par son inculture sur le sujet, et, tandis qu’elle est si intelligente par ailleurs, voilà qu’ici elle se partage entre ceux qui considèrent le musulman comme le nouveau damné de la terre et, à l’autre extrême, ceux qui mélangent islam et islamisme sans s’en apercevoir !Combien d’intellectuels ont entrepris une mise en dialogue de leur pensée avec un grand philosophe ou sociologue du monde musulman, un grand théologien ou mystique de cette civilisation ? Combien connaissent les œuvres du poète et philosophe, qui contribua à la fondation du Pakistan, Mohamed Iqbal (1877-1938), du philosophe iranien Daryush Shayegan, du juriste tunisien Yadh Ben Achour, de l’islamologue tunisien Hamadi Redissi, ou, ici, en France, de l’historien de l’islam Mohammed Ar-koun ? Paresseusement, on fait référence à Averroès (XIIe siècle !) et on a » adoré » le roman de Kamel Daoud et ses magnifiques tribunes coups de poing. Mais, pour aller un peu plus loin, quasi personne. L’affaire Ramadan y changera-t-elle quelque chose ? Nous fera-t-elle enfin comprendre que nous restons aveugles aux » racines du mal » de l’islamisme ? -Depuis des années, nos élites choisissent les mauvais interlocuteurs, et nous ouvrons nos micros, écrans, tribunes, aux traditionalistes patentés du Conseil français du culte musulman (CFCM), ou bien à des prestidigitateurs comme Ramadan.
Leur tour de passe-passe est des plus grossiers. A longueur de conférences-débats et autres talk-shows, ils se contentent de réciter tous les mots que nous aimons entendre, et dans le bon ordre : réformer l’islam, l’adapter à la modernité, le libérer des traditions obscurantistes, bla-bla-bla. Il suffirait pourtant d’aller lire de plus près leurs livres – comme l’a fait, par exemple, Caroline Fourest – pour débusquer l’incohérence entre cet affichage publicitaire et l’indécrottable dogmatisme comme l’agressivité larvée qui ressurgissent à chaque page ou presque. A chaque fois que j’ai fait cet effort de démystification, j’ai découvert que dénoncer la supercherie ne sert à rien ! Et me suis aperçu de la sidérante réalité : dans notre société de l’image, personne ne prend le temps d’aller voir le fond des choses. Néorigorisme déguisé en islam soft On célèbre l’esprit critique, mais personne ou presque ne s’en sert. Je m’en accommoderais si les conséquences n’étaient pas si scandaleuses. La pire d’entre elles, la voici. Nous avons laissé se développer en France un islamisme de plus en plus décomplexé, qui revendique maintenant haut et fort la suprématie de la loi de Dieu face à la loi démocratique, qui affiche sans vergogne intolérance et antisémitisme, qui bafoue le droit à la liberté personnelle et l’égalité des droits, à commencer par ceux des femmes. En n’ayant rien fait contre la loi libérale du monde qui sépare toujours plus les riches des pauvres, nous avons laissé se multiplier des ségrégations sociales, où s’est créé le terreau maudit du repli traditionaliste et radical. En collectionnant les figures d' » imams progressistes » chez -lesquels il n’y a le plus souvent qu’un effort parfois sincère mais toujours insuffisant d’adaptation de l’islam, nous avons franchi le pas de la complicité objective avec tout ce qui contredit les valeurs de la République et des droits de l’Homme. En ayant fait de Ramadan un phénomène médiatique, au prétexte qu’il serait le héros de la » jeunesse musulmane « , c’est sa starisation qu’on a organisée. -Notre paresse et notre aveuglement ont fabriqué ce joueur de flûte qui a entraîné une partie de la jeunesse musulmane vers l’abîme d’un néorigorisme déguisé en islam soft. A l’arrivée, c’est le positionnement d’une trop grande partie de nos élites vis-à-vis de l’islamisme qui n’est ni lucide ni clair. Les intellectuels de culture musulmane qui œuvrent à élaborer un contre-modèle à l’islam néoconservateur cherchent autour d’eux du courage, de la lucidité, des soutiens. Que recueillent-ils ? C’est en vain qu’Abdelwahab Meddeb a essayé d’alerter nos décideurs et penseurs. Il a réclamé jusqu’à sa disparition, fin 2014, que soient aidés ceux qui portent des » contre-prêches « , c’est-à-dire de véritables réinventions, régénérations, révolutions de l’islam –, au-delà de sa forme historique figée. Il a réclamé comme Mohammed Arkoun avant lui, comme Malek Chebel avec lui, que soient ouverts dans nos universités de grands départements d’études de l’islam, où celui-ci puisse être abordé non pas dogmatiquement comme dans les mosquées, mais de façon critique comme une ressource intellectuelle et spirituelle à la recherche d’une nouvelle intelligibilité dans le monde contemporain. Meddeb est mort, Arkoun est mort, Chebel est mort, après avoir tous crié dans le désert. C’est indigne de la France. Combien restons-nous à produire une philosophie critique de l’islam ? Une pensée qui nourrisse les questions spirituelles aussi bien que l’appartenance citoyenne ? Une pensée qui réconcilie les identités, les appartenances, et qui œuvre pour une fraternité qui ne soit pas que de façade ? On pourrait nous compter sur les doigts d’une main ! Nous allons droit à la catastrophe si tous ceux qui sont en position de responsabilité se contentent de s’offusquer de cette affaire Ramadan, sans qu’elle soit l’objet d’une prise de conscience. Il est grand temps de ne plus se laisser abuser par de faux discours progressistes. Il est grand temps d’arrêter d’être aussi aveugles, complaisants ou lâches face à tout ce qui produit de la radicalité. Il faut arrêter aussi les politiques de complicité avec l’islam politique – que ce soit sur le plan international avec l’Arabie saoudite, le Qatar ou le Maroc, ou sur le plan local en laissant proliférer le salafisme » ordinaire » pour des calculs électoraux. Arrêter de reculer sur la laïcité, pour rester ferme sur l’exigence de son respect, expliqué et porté comme outil au service du vivre-ensemble et non comme une arme antireligieuse. Et puis, tiens, rêvons un peu : à la place de ces grandes tapes dans le dos sur le mode » bravo, pour votre courage, c’est remarquable ce que vous faites « , j’aimerais que nos idées, livres, recherches, propositions pour une mutation de l’islam hors de ses immobilismes et régressions trouvent les espaces (universitaires, médiatiques…) nécessaires pour se faire entendre. Abdennour Bidar |